H-France Forum Volume 1, Issue 1 (Winter 2006), No. 3
Jan Goldstein, The Post-Revolutionary Self: Politics and Psyche in France, 1750-1850. Cambridge, Mass: Harvard University Press, 2005. 414 pp. $45.00 (hb). ISBN 0674016807.
Review Essay by Lucien Jaume, CNRS et CEVIPOF (Centre de Recherches Politiques de Sciences Po).
Pour l’historien de la pensée, l’une des questions les plus ardues est celle de la relation entre une théorie, un système de pensée, ou, plus vaguement, une vision du monde et le système social d’une époque. Cette question de méthode (mais peut-être de philosophie) surgit à la lecture du livre de Jan Goldstein, The Post-Revolutionary Self. Elle entend montrer comment la culture politique française affronte une époque où l’on redoute les pouvoirs de l’imagination 1) au moment même où s’effondrent les liens de corps et de communautés (la Révolution française), 2) alors que l’unité du sujet, le moi, fait problème dans la conception dominante, sensualiste ou sensorialiste, l’école de Condillac. Sans forte affirmation de l’individualité et en l’absence de liens sociaux préventifs, l’individu risque de devenir la proie de l’imagination : l’auteur relie, pour la période révolutionnaire, la perception que les contemporains ont de l’abolition des corporations (Turgot) ou de Rousseau décrivant les imaginations sexuelles ou de John Law spéculant sur un « crédit » de nature purement imaginaire. Mais, en revanche, pour le XIXe siècle, le grand théoricien et protagoniste de la culture du moi, c’est le philosophe Victor Cousin - qui prend pour cible l’école de Condillac. Philosophe certes, mais aussi - sous la monarchie de Juillet - ministre de l’Instruction publique, pair de France, membre de l’Institut et de l’Académie, fondateur de l’agrégation de philosophie et président de son jury pendant 25 ans, etc. Auparavant, sous la Restauration, c’est un professeur éloquent, chassé de son cours (comme Guizot) lors du tournant réactionnaire de 1820, puis réintégré en 1828, de nouveau idole de la jeunesse libérale. Par sa pratique des institutions comme par sa doctrine (l’éclectisme, ou, dira-t-il ensuite, une forme du spiritualisme), Cousin domine et impulse la « philosophie d’Etat » sous Juillet.[1]
Il me semble que, pour ces motifs, Jan Goldstein a raison de donner une importance centrale à Cousin (deux chapitres du livre et développement en conclusion) ; j'ai, pour ma part, consacré deux chapitres à Cousin dans L'individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français,[2] au sein d’une enquête qui aboutit cependant à des conclusions différentes et même opposées. En effet, Jan Goldstein expose en quoi la théorie du moi chez Cousin vise à pourvoir la bourgeoisie d’une affirmation individuelle forte : « An a priori self for the bourgeois male » (p. 139). Je montre, pour ma part, comment la doctrine de Cousin s’inscrit dans un mouvement d’ensemble du courant libéral dominant, l’orléanisme[3] : chez Guizot, les doctrinaires et, finalement, la galaxie orléaniste, la grande crainte est précisément que s’affirme la revendication individualiste portée par l’autre courant, Mme de Staël, Benjamin Constant, le Groupe de Coppet ; il faut entendre par « individualiste » : la revendication d’un sujet politique et moral apte à juger le pouvoir et à soumettre ses actes et ses lois au jugement individuel. J’ai montré que ce clivage[4] s’exprime dans le débat sur les institutions (justice, décentralisation, associations, enseignement) et surtout en matière de liberté de la presse (débat de 1819 autour des trois lois doctrinaires),[5] où l’on voit notamment l’affrontement entre l’école de Constant et celle de Guizot.
La bourgeoisie orléaniste est anti-individualiste, dans la mesure où elle entend privilégier des notables, des groupes d’intérêt, des corporations administratives (juges, militaires, préfets) et non l’individu critique et éclairé : contre Condorcet, contre l’esprit protestant (Coppet est ressenti comme trop « suisse »), Cousin d’abord, puis Guizot, parlent du nécessaire « gouvernement des esprits ». Ce qui veut dire d’abord la presse,[6] ensuite l’éducation (ministères de Guizot et de Cousin), enfin les sociétés savantes. Ma thèse est, en résumé, la suivante : 1) la France, pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’a pas fait sa révolution individualiste, y compris dans les couches bourgeoises (d’où les effets encore aujourd’hui, que connaissent nos amis américains), 2) le libéralisme français a été, dans sa composante majeure, un « libéralisme par l’Etat », et non contre l’Etat. Le levier stratégique de la bourgeoisie en France, jusqu’à très récemment, ce fut l’administration, et l’insertion de l’appareil administratif, au sens très large, dans la société civile.
L’analyse de Jan Goldstein, quant à ce qui concerne Cousin, porte sur sa théorie du moi, en tant que source de la liberté personnelle et marque de l’individualité. D’où provient notre désaccord ? Il s’agit de l’interprétation même de la philosophie de Cousin,[7] car sa théorie du moi est inséparable de la conception - vite devenue fameuse -, de la « raison impersonnelle ». Jan Goldstein évoque ce concept (p. 162) mais ne le considère pas comme essentiel par rapport à la question du moi, sinon comme un élément de tension qu’il faudrait rapporter aux contradictions de la classe gouvernante et dans une perspective à la façon de Foucault (p. 181). En fait, il faut partir du cours de 1818 où Cousin a exposé la différence entre deux formes d’existence de la raison et du moi : sous sa forme « spontanée », présente en chacun, la raison est capable de « l’aperception spontanée de la vérité » ; sous sa forme « réfléchie », la raison devient conscience de soi autant que des vérités aperçues, elle pose le moi comme étant son objet en même temps que les vérités qui, du coup, s’imprègnent de traits subjectifs.[8] Le problème de méthode dans l’interprétation des philosophies est sans doute de décider de l’enjeu intellectuel qu’un philosophe a voulu instituer, et de considérer aussi, mais en historien cette fois, comment cette philosophie est reçue et comprise par les contemporains et les divers groupes sociaux. Le Rousseau des Jacobins - pour dire un mot sur une question qui m’a souvent retenue[9] - n’est pas le Rousseau des interprètes philosophes : qui s’occupe, chez les militants révolutionnaires, de la différence entre « volonté générale » et « volonté de tous », pourtant essentielle chez Rousseau ? Dans le cas de Cousin, il est vrai que le politique n’est jamais loin du philosophe, et son disciple affranchi, Jules Simon, l’a suffisamment montré dans son remarquable Victor Cousin de 1887.[10] L’enjeu chez Cousin est de combattre à la fois la vision sensualiste, dont il fait de Condillac (mais aussi de Locke) le porte parole -, et de limiter la portée émancipatrice du cogito de Descartes. La théorie de la « raison impersonnelle » sert à établir que nous avons tous un rapport à la vérité (par le sens commun) qui fait l’économie de la démarche, rigoureuse, pénible, et réservée aux métaphysiciens, du doute méthodique.[11] L’attitude cartésienne constitue le danger : l’esprit se saisissant dans le « Je pense que je pense » comme certitude et vérité première, muni du critère de l’évidence (idées claires et distinctes), peut examiner une à une toutes les vérités proposées (éducation, société, Eglise, livres, organes des sens, etc.). Or, Cousin écrit que « rien n’est moins personnel » que la raison, et que le jugement de raison est un acte de nécessité, non de liberté. Ainsi, dans le cours de 1829 : juger « est marqué du même caractère de nécessité que le phénomène de la sensibilité », la raison « obéit à ses lois qu’elle n’a point faites ; elle cède à des motifs qui la déterminent sans aucun concours de la volonté ». Au contraire, chez Descartes, le jugement est œuvre individuelle, œuvre de liberté par excellence : la volonté adopte ou repousse les idées que l’entendement lui présente (IVe Méditation métaphysique). Comme on le voit, le moi libre, chez Cousin, suspect de subjectivisme, n’est pas exactement glorieux ! La réflexion, écrit Cousin, dans le cours de 1828, constitue « toute la possibilité de l’erreur »[12] ; souvent le sens commun, le sens populaire, non adonné à la « réflexion », voit mieux que le philosophe engagé dans un système erroné : Cousin et Damiron ne craignent pas de l’écrire.
On peut montrer d’ailleurs que Cousin a hésité dans ces positions philosophiques et qu’il a parlé un bref moment…comme Benjamin Constant : le cours de 1819-1820 (semestre d’hiver), particulièrement audacieux, sera relégué dans l’oubli, et jamais édité.[13]
Du point de vue sociologique, faut-il dire qu’il y a, selon Cousin, l’élite bourgeoise, capable d’avoir et de connaître son moi, et, par ailleurs, les exclus du moi, essentiellement les femmes et les ouvriers ? Y a-t-il « the selved and the unselved » (p. 171) ?[14] Je voudrais faire observer que si Cousin avait dit cela, ses adversaires comme, par exemple, Pierre Leroux,[15] n’auraient pas manqué de le monter en épingle. Cependant, il est à noter que, à la fin du cours de 1818, on trouve des formules qui pourraient autoriser cette interprétation : « Avant la vie réfléchie est une vie spontanée où le moi ne s’aperçoit pas lui-même, où il n’existe même pas (car c’est la réflexion qui le fait être) et où, par conséquent, il ne peut ni conditionner ni subjectiver la vérité « (p. 375). Mais soyons justes également pour le philosophe (si Cousin veut être considéré comme tel), il s’agit d’interpréter synthétiquement et non en isolant et en prenant au pied de la lettre une formule. La thèse générale du cours de 1818, puis de 1828, puis des Fragments philosophiques, c’est que le moi a deux formes de présence, comme la raison. Dans le même cours de 1818, c’est dit sans équivoque : « le moi existe clairement au sein de la réflexion, mais il existe déjà, quoique obscurément, au sein de la spontanéité. L'état spontané n'est pas un état passif ; le moi y développe des forces qui lui sont propres, seulement il ne les développe pas aussi librement que dans l’état réfléchi » (p. 41).
De plus, il faut aussi comprendre un philosophe par sa tradition, puisque, depuis Platon, la philosophie se nourrit de la discussion des grands prédécesseurs : Cousin joue Malebranche et Fénelon contre Descartes, pour faire bref. La raison « que je consulte », écrit Malebranche, ne peut être que la même que « celle qui répond aux Chinois », car, autrement, il ne pourrait y avoir des axiomes universels, comme le principe d’identité ou les axiomes d’Euclide. Contre Descartes, qui soumet les vérités au libre assentiment de la volonté, dangereuse pente démocratique pour Cousin, le père de l’éclectisme expose un malebranchisme rénové : nous connaissons les vérités en Dieu, par le Verbe qui nous éclaire et qui fonde la communauté des esprits.
De façon plus générale, il me paraît périlleux de considérer une philosophie comme la traduction ou la réplique d’une conscience de classe : le lien entre le moi cousinien et la bourgeoisie conquérante (tel Dupin aîné dont Jan Goldstein fait l’image de couverture de son livre) ne me paraît pas convaincant. Le silence gardé par Cousin sur son cours de 1819-1820 me ferait plutôt penser qu’il avait conscience d’un point névralgique pour la conscience de l’époque : non pas la question du moi, sous-valorisée en France malgré Maine de Biran, mais celle de la capacité critique de l’individu vis-à-vis du pouvoir. Je ne partage pas non plus la façon dont Jan Goldstein lit Condillac : ici, c’est la place de la théorie des signes qu’il faudrait évoquer, notamment les signes artificiels, comme clef de l’identité individuelle. Surtout, je ne crois pas que l’imagination soit le grand problème des élites au XVIIIème siècle. L’imagination est, pour quelqu’un comme Necker, ce qui soutient l’illusion nécessaire au pouvoir monarchique (comme l’a bien montré Henri Grange). D’autre part, elle permet aussi de faire société,[16] pour parler comme Durkheim, et pas seulement dans le cadre des fêtes imaginées par les révolutionnaires (que cite Jan Goldstein). Il me semble que la grande critique des pouvoirs de l’imagination, cette « folle du logis », se trouve au XVIIe siècle, chez Pascal, Spinoza, Malebranche et bien d’autres. L’imagination religieuse, sociale et politique est leur cible permanente. Je ne vois donc pas là un problème qui émerge au XVIIIe siècle, et peut-être même est-il, comparativement, en reflux dans cette période.
NOTES
[1] Voir la discussion en 1844 à la Chambre des pairs : « Réponse à M. Barthe. D’une philosophie d’Etat », dans V. Cousin, Œuvres, Instruction publique (Paris : Pagnerre, nouvelle édition revue et corrigée, 1850), t. 2, pp. 146-165. Voir aussi P. Vermeren, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de l’Etat (Paris : L’Harmattan, 1995).
[2] Lucien Jaume, L'individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (Paris, Fayard, 1997).
[3] Il me semble que Jan Goldstein n’emploie jamais le terme « libéralisme » (qui est dans le discours des acteurs).
[4] Laissons ici de côté, le troisième courant, du catholicisme libéral, à la fois en faveur des libertés de 1789 et hostile à l’individualisme, du fait des « droits de la vérité » selon l’Eglise catholique.
[5] Je me permets de renvoyer à L’individu effacé, pp. 407-446.
[6] Royer-Collard est très clair sur ce point, dans sa défense des journaux, limités à deux ou trois groupes politiques et cadenassés par le cautionnement financier (discours du 27 janvier et du 16 décembre 1817, du 3 mai 1819).
[7] Jan Goldstein ne cite pas (sauf erreur) et ne discute pas L’individu effacé, ainsi que les textes que j’ai publiés sur Cousin et Guizot ; par exemple, « La raison politique chez Victor Cousin et Guizot », La pensée politique, n° 2, 1994.
[8] Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien (Paris : Hachette, 1836). Soigneusement révisé et édité par Adolphe Garnier et par Cousin, ce livre est très différent de Du vrai, du beau et du bien (1ère éd. 1853), où Cousin se montre nettement moins audacieux. C’est par ce cours que Cousin justifie le concept essentiel de Guizot, la « souveraineté de la raison ». Jan Goldstein ne donne pas de références d’après l’ouvrage de 1836, mais d’après celui de 1853.
[9] Voir par exemple, L. Jaume, Echec au libéralisme. Les Jacobins et l’Etat (Paris : Kimé, 1990).
[10] Jules Simon, Victor Cousin (Paris : Hachette, 1887).
[11] Il s’agit donc des Méditations métaphysiques. Damiron, membre du groupe des éclectiques, jouait avec le feu quand il écrivait : « Avec Descartes, nous sommes tous devenus protestants ». C’était d’ailleurs la thèse de la réaction ultra (Lamennais, Bonald, etc.)
[12] Introduction à l’histoire de la philosophie, cours de 1828 (Didier, 1841), 6ème leçon, p. 180. Pour la citation précédente : Histoire de la philosophie au XVIIIe siècle, cours de 1829, (Paris : Didier, 1841), t. 2, p. 449-450.
[13] Voir L’individu effacé, p. 496. Le meilleur spécialiste de Cousin en France, Jean-Pierre Cotten, a reproduit ce cours dans son doctorat d’Etat (Sorbonne, 1996), que j’évoque à cet endroit. Jan Goldstein ne cite pas les livres ou articles de J.-P. Cotten.
[14] Car, « in its indelible association with the elite, the possession of an articulated moi thus began to function under the July Monarchy as a marker of social status » (p. 192).
[15] Pierre Leroux, Réfutation de l’éclectisme (Genève : Slatkine Reprints, 1979 ; édition originale, Charles Gosselin, 1839).
[16] L’auteur s’adresse à elle-même l’objection, à la fin du chapitre, p. 58 : référence aux foules créées par le baquet de Mesmer.
Lucien Jaume
CNRS et CEVIPOF (Centre de Recherches Politiques de Sciences Po)
lucien.jaume@sciences-po.fr
See also the Review Essays on this book by Victoria Thompson, Lucien Jaume, and Peter McPhee, as well as Jan Goldstein's response to all four Review Essays.
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